De l'autre côté, le roman des étudiants de Lyon 1

De l'autre côté
Suivez l'histoire de Fye, une jeune menuisière qui découvre une étrange demeure dans la forêt près de son village. Ce mystère semble alerter les villageois mais surtout le conseil municipal auquel appartient le frère de Fye, Viktor.

Des étudiants et doctorants de l'Université Lyon 1 se sont engagés dans un projet d'écriture collective avec la Mission Culture de l'Université. Depuis septembre, ils et elles travaillent à un scénario en commun puis à une écriture de chaque chapitre par équipe de quatre, deux auteurs / autrices et deux relecteurs / relectrices.
Leur bref roman sera publié ici chaque quinzaine, ainsi que directement sur Discord. Rejoignez le serveur pour recevoir directement le chapitre suivant sur votre téléphone, ou bien lisez directement en ligne !

Projet encadré par Justine Vincenti de la Mission Culture de  Lyon 1, avec Angelino Blazère, Florian Caschera, Mariana Costa Magalhaes, Tristan Escure, Mona Foukia, Lucie Fournier et Pierre Manoel.

 
Chapitre 1 : Au pied du grand pin

Fye posa la main sur la poignée. Devait-elle ouvrir la porte ? La maisonnette avait l’air déserte, abandonnée depuis des décennies. Les murs étaient encore solides, les tuiles en place, mais le bois était vermoulu, gonflé par l’humidité de la forêt. Aucune lumière ne filtrait à travers les carreaux sales. Dans la pénombre, la jeune fille ne distinguait rien de l’intérieur. Elle doutait que quiconque habite ici. Elle ignorait même qu’un tel endroit existait près de son village.


Elle actionna la poignée. L’éclat de la lune se refléta brièvement sur le métal rouillé. La porte s’entrebâilla en grinçant, laissant échapper des effluves de soupe à l’oignon. Fye plissa le nez, surprise par l’odeur de nourriture. Elle aurait dû refermer la porte, mais la curiosité l'emporta. La jeune fille donna un léger coup de pied dans le battant pour l’ouvrir en grand. Elle découvrit une cheminée où un feu accueillant crépitait. Son regard glissa le long des murs en bois peint. À sa droite se trouvait un fauteuil à bascule, animé d’un faible mouvement. De l’autre côté, un large établi usagé s’étendait, jonché de sciure et d’un tabouret en partie démantelé. Près de l’atelier, une porte fermée conduisait à une seconde pièce. Elle avait l’impression que cette demeure provenait d’une autre époque.


La jeune fille fit un pas à l’intérieur. Elle ne s’attendait pas à découvrir les lieux habités. Elle n'avait rien distingué de l’extérieur, ni lumière ni fumée. Elle s’attarda un moment pour détailler du regard les figurines de bois exposées sur la cheminée, les rideaux rapiécés, les ustensiles de menuiserie suspendus au mur, dont elle connaissait l'usage grâce à sa formation. Cet artisanat était sa passion. Sous ses doigts, le bois se transmuait aisément en de multiples formes et objets. C'était simple et inné. Par comparaison, sa relation avec son frère restait figée et rigide entre ses mains.


Fye s’était réfugiée dans la forêt après une énième dispute avec Viktor, qui lui avait reproché de ne pas vouloir se rendre à la fête du village. Elle détestait cette communauté rurale fermée que formait son hameau de montagne et avait toujours eu du mal à s’y intégrer. Elle attendait avec impatience d’avoir fini ses études de menuiserie pour partir vivre en ville.

— Que fais-tu là, gamine ?


La voix profonde qui avait retenti la fit sursauter. Un vieil homme se tenait dans l’encadrement de la porte près de l’établi, les épaules carrées, la barbe rêche, le regard perçant. Terrifiée par cette apparition, Fye recula d’un pas.


— P... Pardon, bafouilla-t-elle, embarrassée.


Sans attendre de réponse, elle se détourna et s’enfuit au courant.
 

*
* *
 

Fye retourna dans la forêt quelques jours plus tard, afin de présenter ses excuses pour son intrusion. À la lumière du jour, l’émeraude des conifères était plus accueillante que la pénombre de l'autre soir. Elle retrouvait les bruits familiers de la nature qui la rassuraient, l’encourageaient à vaincre sa timidité. Elle n’aurait pas dû entrer sans frapper et espérait que l’homme ne lui en tiendrait pas rigueur. Elle chercha son chemin pendant un moment, en profitant pour ruminer ses excuses. Elle reconnut au loin le grand pin sylvestre au pied duquel se trouvait la maison.


Mais quand elle arriva en haut du tertre près duquel se dressait la demeure, elle découvrit un amas de poutres cassées et de pierres à moitié ensevelies. Ce n’était plus l’endroit qu’elle avait visité la nuit dernière. C’était une ruine.

Chapitre 2 : Le Mystérieux Vieil Homme

Fye marchait le long de l’allée principale de sa petite ville natale. Les habitants installaient les décorations pour la fête qui approchait à grand pas, mais elle avait autre chose en tête. Qu’était-il arrivé à la maison entre ses deux visites ? C’était inexplicable.
 

— Fye. Fye !
 

L’appel insistant la sortit de sa réflexion.
 

— Aide-moi à accrocher les banderoles au lieu de rêvasser, s’exaspéra son frère qui s’avançait vers elle les bras chargés de décorations. Tout le monde doit s’y mettre pour que la fête soit réussie.
 

Elle récupéra une des boîtes qu’il portait, toujours intriguée.
 

— Tu connais la maison dans la forêt ? demanda-t-elle. L’autre jour j’y ai croisé un homme, mais aujourd’hui elle était en ruine.
 

Le regard de Viktor se durcit soudain.
 

— Tu n’as rien à faire dans cette forêt ! Concentre-toi sur les gens du village, plutôt que sur des personnes imaginaires.
 

— Si c’est pour me parler comme ça, dit-elle avec un soupir, je vais travailler.
 

Elle déposa les banderoles au pied d’un poteau, et s’en alla avant qu’il ne lui fasse une scène.
 

Cependant, elle ne put s'empêcher de constater que Viktor s'était bien vite braqué quand elle avait commencé à parler de la personne dans les bois. En même temps, il suffisait d’un rien pour qu’il se mette à lui faire la morale. Il ne supportait pas sa sœur et c’était réciproque. Lui était le jeune homme responsable que tout le village adorait. Il était même devenu le plus jeune membre de l’histoire du conseil municipal (qu’elle surnommait “conseil des vieux grincheux”). Fye, elle, n’était que sa petite sœur solitaire, toujours dans son coin. Raison de plus pour partir le plus vite possible.

 

*
* *

 

Elle arriva enfin chez Moku&Fils, l’ébéniste du village chez qui elle apprenait le métier depuis quelque temps. La boutique était déserte aujourd’hui, tout le monde préparait la fête. Cela donnait à Fye l’occasion de finir les tâches qu’elle avait en retard et de se réfugier dans un endroit plus tranquille. Rien de tel que de travailler le bois pour remettre de l’ordre dans ses idées.
 

Ce n’est qu’en revenant de la réserve avec un cheval à bascule bancal qu’elle se rendit compte qu’un client attendait accoudé au comptoir. La clochette à l’entrée avait dû sonner, mais elle était tellement perdue dans ses pensées que ça lui avait échappé. Sa surprise fut totale lorsqu'elle remarqua qu’il s’agissait du vieil homme de la forêt !
 

— Tu ne vas pas t'enfuir cette fois ? demanda-t-il avec un sourire amical.
 

Fye était abasourdie. Elle ne comprenait pas ce qui se passait.
 

— Est-ce que Alfred Moku est là ? Je lui ai commandé des outils la semaine dernière, sont-ils arrivés ?
 

— Alfred ? demanda-t-elle, surprise d’entendre le nom de l’ancien gérant. Pour votre commande, je ne saurais pas vous dire. On n’a rien reçu récemment mais si vous me dites ce que vous cherchez, je devrais pouvoir trouver.
 

— Ne t’embête pas, je repasserai plus tard.
 

Alors que Fye allait s’excuser d’être entrée chez lui l’autre jour, elle surprit son regard posé sur le cheval.
 

— C’est un bel objet que tu as là. C’est toi qui l’as fait ?
 

— Oui, il penchait à droite au départ mais je l’ai trop poncé et maintenant il part à gauche, avoua-t-elle gênée.
 

— Ça arrive souvent quand on travaille à l'œil, dit-il en s’avançant vers la porte. J’ai un outil pour ça. Passe me l'emprunter à l’occasion.
 

Le temps qu’elle se rappelle, trop tard, qu’elle avait vu sa maison en ruine, il avait disparu. Troublée, Fye se dit qu’il semblait bien connaître le magasin. Peut-être que ses collègues connaissaient ce vieil homme si mystérieux.

Chapitre 3 : Comme un doute

Le soleil déclinait quand Fye rejoignit ses amis, qui s’affairaient dans l’organisation de l’imminente fête du village. Sans surprise, elle remarqua qu’on ne l’avait point attendue pour se départager les tâches ; banderoles et autres ornements décoratifs s’agençaient déjà parfaitement avec l’agitation générale.


Or, la préoccupation prenant le pas sur sa jovialité, les frivolités de ses camarades lui semblaient bien décalées. Ils finirent par lui en faire la remarque :


— Fye s’est encore brouillée avec son frère ! clama l’un d’eux.


Quelqu’un lui en demanda la cause, peut-être plus par politesse que par curiosité, ce à quoi elle répondit :


— Je lui ai juste parlé d’une maison, celle au pied du grand pin. Il s’est braqué comme un âne !


Fye mentionna l’étrange sentiment que lui laissait sa rencontre avec l’homme. L’intérêt du groupuscule de jeunes s’accrut, et tous se mêlèrent à la discussion.


— Elle a p’t’être vu le grand fou des bois ? s’exclama Antso, un ami à elle.


— Qui ça ?


— Ou bien c’était l’un de ces rôdeurs monstrueux, se hasarda l’un d’eux.


— Il n’avait rien de monstrueux, répondit Fye.


Alors que les idées fusaient, Antso prit la parole pour étaler ses connaissances en matière de rumeurs ancestrales. Il mentionna l’histoire de dangereux rôdeurs qui s’en prenaient depuis des années aux jeunes enfants et aux bêtes égarées.


— C’est louche, moi j’vous le dis.


La perplexité pouvait se lire dans les yeux de Fye. Peu après, elle décida de combler les vides de ce récit étrange, auprès d’une personne plus renseignée : Maxim, son mentor.
 

*
* *


Elle trouva le quarantenaire au beau milieu de la grand-place, plus animée que jamais. Le maître ébéniste et bricoleur attitré de la commune était en train de finaliser les réparations de l’estrade qui serviraient de scène pour les festivités.


Maxim salua Fye de son éternel air austère lorsqu’elle s’approcha de lui.


— Fye. Besoin de quelque chose ?


L’air maussade sur le visage de la jeune femme ne semblait pas le décontenancer le moins du monde. Cependant, quand elle lui fit part de ses interrogations, il lui jeta un regard abasourdi.


— Les ruines du vieux Lee ? Qu’est-ce que t’es allée faire là-bas ?


— Tu le connais ?


C’était bien là la spécialité de Fye de répondre aux questions par d’autres questions.


— Bien sûr que oui… c’était un génie de l’ébène, un véritable artiste. Mon père et lui se connaissaient depuis le berceau ; Lee était un peu l’oncle que je n’ai jamais eu. Ceci dit, il était aussi bon artisan que mauvais parent. Sa fille a coupé les ponts avec lui dès qu’elle a pu, précisa-t-il en grimaçant.


Alors que les questions se multipliaient dans la tête de Fye, le ton de son mentor se fit plus évasif.


—  Je crois que c’est le départ de Méryda qui a déclenché des incidents. C’est à peu près à ce moment-là que le conseil du village est intervenu. En tout cas, le vieux Lee, on l'a plus jamais revu ; ça doit bien faire vingt-cinq ans. Il est sûrement mort à l’heure qu’il est.


Maxim ne remarqua pas combien ses mots venaient de perturber profondément Fye. Mort ? Mais qui avait-elle donc vu tout à l’heure ?

Chapitre 4 : Jouet en bois

Un flot ininterrompu de questions tourbillonnait dans l’esprit de Fye. Qui était ce vieil homme qu’elle avait aperçu au magasin ? Lee ? Il n’avait pourtant pas l’allure d’un mort-vivant. Pourquoi pensait-il qu’Alfred était encore le gérant ? Ce dernier était mort depuis des décennies ! Et pourquoi sa maison était-elle en ruine ? C’était à n’y rien comprendre !

Profitant de l’obscurité du crépuscule naissant, Fye faussa compagnie au reste des villageois et se précipita en direction de l’épaisse forêt. Crapahutant entre les bosquets et les ronces, Fye s'égara de nombreuses fois avant de finalement retrouver le bon chemin. Mais en arrivant devant le grand pin, elle n’en crut pas ses yeux. La maison en ruine le matin même était de nouveau en place. Avait-elle halluciné ?

Accompagnée de l’éclat du clair de lune, la jeune fille se mit à rôder dans les alentours. Lugubre, isolée et poussiéreuse, cette étrange demeure semblait tout droit tirée d’un conte horrifique. Mais malgré sa devanture peu accueillante, la maison était incomparable avec le tas de décombres moisi et délabré vu auparavant. Si un indice expliquant ce soudain changement subsistait, Fye ne le dénicha pas.

— Bonsoir jeune fille, l’interpella soudainement une voix familière, la faisant sursauter.

Se retournant brusquement, elle aperçut le vieil homme, une hache à la main.

— Vous… Vous m’avez fait peur ! s'exclama-t-elle, embarrassée d’avoir été repérée en train de fouiner.

— Ah bon ? Désolé, s’excusa-t-il. Dis, tu peux me filer un coup de main ? Tirer ce tronc me donne du fil à retordre !

N’ayant aucune excuse pour refuser, Fye le rejoignit avec appréhension et l’aida à traîner l’arbre fraîchement abattu jusqu’à l'intérieur de la cabane, à côté de l’établi. Ne perdant pas de temps, tous deux se mirent à travailler dessus.

Alors que la jeune femme tentait péniblement de couper un tronçon, le vieillard maintenait ce dernier tout en guidant son geste. Après plusieurs allers-retours, elle commença à comprendre la technique et prit les devants. Quand la scie traversa de part en part, Fye, essoufflée, grommela :

— Cette façon de faire est très… old school, non ?

— La jeunesse est trop impatiente, tu vas voir qu’il y a du bon au travail manuel.

— Pas pour mes pauvres bras qui n’en peuvent déjà plus.

Le vieil homme s'esclaffa d’un rire rauque qui fit presque trembler les murs. Quelques plaisanteries fusèrent, puis les deux ébénistes remirent du cœur à l’ouvrage. Tandis qu’ils travaillaient sur d'innombrables joujoux ligneux, Fye questionna l’homme sur les ragots qui circulaient dans le village. Elle identifia bel et bien le vieux Lee des rumeurs. Ce dernier eut du mal à contenir son fou rire lorsque la jeune femme lui apprit que les gens le pensaient mort, et que, pendant l’espace d’un instant, elle aussi. Après moult discussions, fous rire, et encore plus de conseils et de corrections, ils finirent enfin leur travail. Sans hésitation, ils se lancèrent dans le prochain. Puis le suivant. Et encore. Jusqu’au lever du soleil.

*
*  *


Bon, c’était amusant, se dit Fye avec un sourire ravi en redescendant le long du chemin sur le sentier illuminé. L’envie de revenir la nuit prochaine la titillait.

Malheureusement, trop absorbée par cette bienheureuse rencontre avec ce vieil homme, la jeune artisane ne remarqua pas la paire d’yeux inquisiteurs qui l’observait de l’autre côté de la forêt avec réprobation.

Chapitre 5 : Douloureuse nécessité

Maudite !

Ses épais sourcils froncés au-dessus de ses yeux sapin, Viktor observait sa petite sœur redescendant la montagne. Euphorique, sautillant d'un pied sur l'autre, Fye suivait le chemin d'un pas vif.

Maudite. Maudite Fye !

S'étant inquiété qu'elle ne soit pas rentrée de la nuit, Viktor s'était rappelé ses promenades récentes en forêt. Vers le nord de la forêt. Vers sa partie... Maudite.

Et voilà qu'au lever du jour, Fye ressortait de cette zone. Cette zone où personne n'était censé pénétrer. Où elle avait vu une maison. Une demeure où personne ne vivait plus depuis des décennies.

Tapi dans les orties, retenant sa respiration pour ne pas se faire piquer, Viktor laissa sa sœur retourner au village sans se montrer. Il fallait agir.

Une fois qu'elle fut hors de vue, le jeune homme se redressa et se précipita vers la vallée par un chemin détourné. Depuis le divorce de leurs parents, quelque chose en Fye semblait avoir changé. Elle était devenue distante avec les gens du village, enfermée dans un mutisme qu'il ne comprenait pas. Et voilà qu'elle voyait l'impossible, et qu'elle conversait avec un homme qui...

Viktor été arrivé et se tenait devant l'hôtel de ville. Devait-il ouvrir la porte ? Bien évidemment. Il le faisait pour Fye. Pour la remettre dans le droit chemin.

Quand il poussa le battant, il trouva Kathia assise derrière le comptoir de l'accueil, sourire amical, yeux pétillants.

— Oh, Viktor, tu es bien matinal. Que fais-tu là ? La prochaine réunion du conseil n'est pas avant la fin de la semaine.

— Pourrais-tu contacter les autres membres ? J'ai quelque chose d'important à leur communiquer.

Gabin, le jeune quarantenaire, forte tête du groupe, arriva le premier. Marcia, la doyenne, le suivit de près. Gilles, maire depuis plus de trente ans, arriva bon dernier, une bouteille de vin et un saucisson fumé dans les mains.

— Kathia, ramène le tire-bouchon !

Gabin sortit sa fiole de gnôle, tandis que Marcia fouillait dans les placards pour récupérer verres et pastis.

— Un petit coup aussi, mon cher Viktor ? demanda-t-elle au jeune homme de sa voix chevrotante.

Le jeune homme se pinça les lèvres. Ses aînés devaient penser qu'il s'agissait d'une réunion amicale pour préparer la fête du village... Il était mal à l'aise à l'idée de refroidir l'atmosphère.

— Fye s'est rendue dans la zone interdite.

Son annonce laissa tomber une chape de silence sur l'assemblée. Marcia reboucha sa bouteille et la rangea. Ses collègues l'imitèrent, comprenant le sérieux de la situation.

— Elle y a vu la maison... Et je pense qu'elle parle au fantôme.

Tous se tournèrent vers le maire. Croisant les bras sur son torse, l'air grave, celui-ci prit la parole :

— Ainsi, notre petite Fye est la nouvelle victime de cette terrible malédiction... Une fois encore, nous devrons lutter contre ce mal qui a pris racine dans nos montagnes.
 

*
*  *


En sortant de la salle du conseil municipal, Viktor sentit un intense étau de fatigue l'enserrer. Les débats avaient duré des heures. Leur résultat lui laissait un goût amer dans la bouche. Avait-il bien agi en dénonçant sa sœur ? Il ne voyait pourtant aucune autre issue possible. Une discussion avec Fye s'imposait. Il se hâta vers chez leur père.

En arrivant dans l'entrée, Viktor constata l'absence des baskets de sa sœur.

— Papa ? appela-t-il. Fye est partie ?

— Il y a une demi-heure, je crois... Après sa sieste... Vers la forêt.

Vers la forêt... Le fantôme...

Le terme qu'avait employé Gilles résonnait en lui en un écho macabre. Absolution... Absolution... Absolution...

 
Chapitre 6 : Reminiscences

Fye n’avait pas attendu que le soir tombe pour revenir chez le vieux Lee tant elle était impatiente. Elle n’était rentrée chez elle que pour une longue sieste avant de repartir aussi sec, trépignant d’impatience et d’excitation sur le trajet.

Aussitôt retrouvés, les deux menuisiers s’étaient déjà attelés à la préparation d’une nouvelle pièce en bois pour le plus grand plaisir de la jeune femme. Outre son intérêt grandissant pour les enseignements du vieil homme, Fye avait également prévu de l'interroger sur son passé énigmatique.

– J’ai cru comprendre que tu avais une fille, mais tu ne m’en as jamais parlé.

– C’est une histoire compliquée.

– Vous ne vous parlez plus ?

– Comme je te l’ai dit, c’est un sujet difficile et…

Avant que Lee n’ai le temps de finir sa phrase, la porte de la maisonnette s’ouvrit en grand sur un Viktor tout rouge et essoufflé.

– J’étais sûr de te trouver ici ! s’écria-t-il en direction de Fye. Qu’est-ce qui ne va pas chez toi ? Pourquoi ne peux-tu pas suivre de simples règles ? Il n’y avait qu’une seule chose à ne pas faire, mais comme d’habitude, tu as foncé tête baissée malgré l’interdiction.

– Arrête de me traiter comme une enfant. J’ai pas à suivre tes ordres, t’es pas mon père !

– Non, mais je suis ton grand frère donc tu vas faire ce que je te dis et ne plus revenir ici.

En les entendant se disputer, Lee se souvint de ses propres problèmes familiaux. Il revivait, plein d’amertume, les disputes interminables avec sa fille.

– Mais… entama la jeune femme.

– Tu ne comprends pas…Fye, cet endroit à été interdit par le conseil !

La mention de l’assemblée du village sembla réveiller de nouvelles images désagréables chez le vieux menuisier.

– Je… Je me souviens… Le conseil, il… marmonna Lee.

Fye se rappela alors de la présence du vieil homme et se sentit soudainement gênée qu’il ait assisté à leur dispute. Alors qu’elle se tournait vers lui pour s’excuser de son comportement et de celui de son frère, la jeune femme constata avec surprise que Lee semblait complètement bouleversé. Son teint avait terriblement blanchi, sa stature habituellement si imposante s’était liquéfiée, et quand elle se précipita vers lui, il défaillit. Fye prit enfin conscience des mots qu’il venait de prononcer, et l’interrogea alors :

– Que t’arrive-t-il, Lee ? Tu as parlé du conseil, qu'est ce qu’ils t’ont fait ?

– L’absolution… Tu dois te sauver gamine ! Ou ils te feront subir le même sort qu’à moi.

– De quoi tu parles ?

– Fye ! On s’en va, tout de suite !

– Je ne peux pas laisser Lee ! Regarde son état.

– De qui tu parles Fye ?! Il n’y a personne ici !

Cette fois, ce fut Fye qui pâlit sous les mots de son frère. Elle pointa le vieil homme d’un doigt hésitant à son frère, qui haussa un sourcil d’exaspération.
Il ne voyait qu’une chaise vide.

– Fye, peu importe ce que tu crois savoir de cet endroit, commença Viktor. Je t’ai déjà dit de…

Lee se leva brusquement de sa chaise, le sang lui montant à la tête. Le siège en bois clair tomba dans un bruit sourd qui fit s’interrompre le jeune homme. La panique remplaçant sa colère, celui-ci reprit :

– Je t’ai déjà dit de ne plus jamais revenir ici !!

– Mais Lee…

– Ton Lee n’est rien qu’un spectre ! Un fantôme ! Il n’existe plus !

Dans un grognement, le vieil homme franchit la distance qui le séparait de Viktor et le saisit par le col. Fantôme ou pas, il le souleva de terre sans difficulté.

– Je me souviens maintenant… Le conseil…Méryda, Marcia, Gilles… Tout ça, c’est de votre faute !

chapitre 7 : Mémoires d'un condamné

Seul, maussade et amer, le vieux Lee taillait un bâton au fil de ses inspirations. Travailler de ses mains l’aidait à chasser ses tracas. Depuis quelques temps, il avait l’impression que sa vie de simple menuisier dérivait sans cesse vers le cauchemar. Tragédie après tragédie, le malheur semblait ne pas pouvoir se lasser de lui. On lui avait dit qu’il ne s'agissait que de mésaventures malchanceuses, de drames indissociables de l’existence humaine, de chagrins qui peuvent arriver au monde entier… Le vieil artisan était las des mines affligées et compatissantes des villageois, de leurs paroles creuses et futiles. Avec le poids des années et des pertes pesant lourdement sur ses épaules, le sentiment d’injustice n'avait fait que s’accentuer. Son sourire chaleureux s’était effacé au profit d’une expression neutre et froide. Reclus dans sa demeure du grand pin, il s’était plongé corps et âme dans sa passion, avant que la vie ne la lui arrache aussi. De surcroit, des évènements préoccupants s’étaient multipliés, au point qu’il ne parvenait plus à distinguer la réalité. Mais au vu des réactions de certains, Lee avait fini par mesurer combien certains sujets gagnaient à être tus.

Dans l’obscurité de son cachot et en l'absence de ses outils fétiches, Lee peinait à gratter son maigre bout de bois. En tant qu'œuvre finale de son art, sa dernière création se devait d’être splendide ! Surtout si c’était le dernier cadeau qu’il laisserait à sa fille…

Lorsqu’il l’avait dotée de ce prénom, Lee ignorait tout de l’influence involontaire que celui-ci lui porterait. Un prénom empreint de détermination et de rébellion, que Méryda portait fièrement. Certains vouaient des critiques à son éducation, la traitaient de petite impertinente, mais ses parents n’en avaient que faire.

Seulement, aujourd’hui, Lee ne parvenait plus à voir d’un bon œil cette singularité de caractère. Pour cause, elle s’était engouffrée dans une situation des plus désastreuses. Depuis des semaines, elle lui cachait la vérité. Il faut cependant reconnaître qu’il ne lui avait accordé que peu d’attention depuis le décès de son épouse, depuis que leur vie s’était teintée d’amertume, ne trouvant du réconfort plus que dans son attachement au travail du bois.

Mais il y a quelques mois, au cours d’un pénible esclandre, elle lui avait confirmé le pire : Méryda portait l’enfant d’un inconnu. Tout ça le tourmentait. La certitude que les mots échangés venaient de signer la fin d’une belle relation lui tordait l’estomac. Mais elle s’en était allée, et l’avenir de Lee était aussi flou qu’une vitre embuée

Le goutte-à-goutte d’une canalisation le sortit de sa torpeur. Repenser à sa fille l’avait transporté loin de sa cellule. Cantonné comme un criminel, toute notion du temps lui avait échappé ; l’attente d’un verdict avait le don de le rendre fou. Comment en était-il arrivé là

L’écho d’un pas lourd approcha, quand enfin, la porte close depuis ce qui lui semblait être une éternité s'ouvrit. Marcia, son amie de jadis, accompagnée de gardes, pénétra, affichant un air sévère qu'il ne lui connaissait pas.

– Marcia ? Quand allez-vous m’expliquer ce qu’il se passe ?

– Désolé Lee, c’est comme ça, souffla-t-elle simplement.

– Mais qu’est-ce que tu racontes ?!

Sans recevoir de réponse, il fut traîné dans les souterrains lugubres de la mairie avant d’être poussé sans ménagement dans une pièce déroutante, où régnait une atmosphère de fatalité...

C’était la dernière image que l’ébéniste gardait de ce jour. Son esprit avait sans doute effacé les événements pour le préserver. En se réveillant chez lui, au Vieux Pin, il se leva plus tôt que d’habitude avec un besoin impérieux de se remettre au travail.

Chapitre 8 : Le Cycle maudit

Viktor avait senti l'air sortir de ses poumons brutalement tandis que ses pieds quittaient le sol. Les oreilles bourdonnantes, il battait maintenant des jambes dans le vide, agitait ses bras inutilement. Quelque chose le tenait par le col. Quelque chose, ou...

— Lee, arrête ! s'égosilla Fye à ses côtés.

La chose qui le tenait le lâcha et le garçon s'écrasa lourdement au sol. Alors que sa sœur se penchait vers lui pour l'aider, il reprit ses esprits. Une pensée résonna dans sa tête. Fuir.

Sans ajouter un mot, il se releva, attrapa Fye par le bras et se mit à courir vers le village. Terrifié, il ne réalisa qu'une fois arrivé à l'orée de la forêt que sa sœur se débattait sous sa poigne.

— Lâche-moi ! geignit-elle.

Viktor desserra sa main de son bras.

— Tu n'aurais pas dû venir ! lui reprocha Fye. Surtout pour me parler sur ce ton devant mon ami...

— Mais, c'est...

— Non, je me fiche de ce que tu penses. Laisse-moi tranquille !

Furieuse, elle s'enfuit vers le village. Son frère la laissa partir, encore sous le choc des événements surnaturels qui venaient de se dérouler. Il fallait qu'il en parle au conseil.

*

*   *


La mairie était déserte, le bureau de Kathia vide, le placard à pastis dévalisé. Où étaient-ils donc passés ?

Les cherchant, il finit par tomber sur l'escalier menant au sous-sol, qu’il n’avait jamais eu l’occasion d’emprunter. À chaque marche qu'il descendait, maigrement éclairée par une vieille ampoule à halogène, sa détermination se diluait dans une crainte naissante, comme un mauvais pressentiment. Viktor déambula dans les couloirs souterrains, trouvant chaque réserve déserte. Il finit par atterrir dans un étroit passage dont le sol était en terre battue et les murs constitués de vieilles briques dépareillées. De petites pièces s'étendaient le long des murs. Le souffle du jeune homme se fit plus lourd et pesant. Ce lieu... C'était un ancien cachot...

Il entra dans une salle au hasard. L'inscription qui s'étendait d'un bout à l'autre du mur lui glaça le sang. Absolution. Quel lien y avait-il avec la mystérieuse sentence que voulait infliger le conseil à Fye pour sa désobéissance ?

Au centre des lieux, un large bloc de pierre reposait, rodé par le temps et couvert de poussière. En s'approchant, Viktor constata qu'il possédait un couvercle légèrement descellé. Mû par la crainte, il le poussa jusqu'à ce que la lumière y pénètre. Une tête recouverte de bandages et creusée de deux orbites sombres lui fit face. Au sommet du crâne, on avait gravé Absolu. Il recula dans un tressaillement de peur et son dos heurta quelque chose de froid et mou. Se retournant, il découvrit la doyenne, Marcia, debout derrière lui. Sa voix grave emplit ses oreilles avant même qu’il ait songé à crier sa surprise.

— Il y a depuis longtemps des fantômes qui errent dans cette vallée... Et certains villageois ont le don de les voir. Ces personnes ont été vénérées pendant plusieurs siècles tels des êtres possédant des pouvoirs divins. Mais l'un d'entre eux s’est laissé abuser par leurs paroles insidieuses emplies de soif de vengeance. Il commit un massacre sans précédent avant d'être lui-même tué. Les fantômes sont dangereux. Ils sont un mal qu'il nous faut combattre. L'absolution sert à interrompre le phénomène, durant un temps du moins. Mon cher Viktor, je crois qu'il est temps que tu médites sur ton rôle au sein de ce conseil.

Avant qu'il n'ait eu le temps de réagir, Viktor perçut d'autres pas dans les escaliers. Il était fait comme un rat.

NEW Chapitre 9 : Fugitive

Fye remplissait frénétiquement un sac de voyage. Elle avait laissé Viktor à l’orée de la forêt pour se réfugier chez elle, se rappelant la mise en garde du vieux Lee. Elle devait partir ! Elle se repassait en mémoire chacun des mots qu’avait prononcés son frère, cherchant tant bien que mal à assembler les pièces du puzzle. Tout le monde au village semblait convaincu que Lee était mort depuis longtemps. Comment Fye pouvait-elle le voir ? Qu’est-ce que le conseil lui voulait ?

Soudain, elle entendit le bruit sourd de coups à la porte d’entrée. Elle interrompit ses préparatifs, attentive au moindre signe de danger.

— Fye, appela son père d’une autre pièce, est-ce que tu attendais quelqu’un ?

D’autres coups retentirent, plus insistants, suivit d’un appel :

— Ouvrez ! rugit une voix étouffée. Sur ordre du conseil municipal.

Panique. Fye n’avait plus le loisir de réfléchir. Elle jeta son sac sur son épaule, ouvrit la fenêtre et se laissa glisser le long de la gouttière. En arrivant en bas, elle leva la tête, juste le temps d’apercevoir le visage rouge de colère de Gabin, le gros bras de la mairie.

Fye traversa le village en courant le plus rapidement possible jusqu'à la forêt. Zigzagant entre les arbres, elle parcourut en un instant le chemin, qu’elle connaissait maintenant par cœur, vers la maison au pied du grand pin. Sans prendre le temps de toquer, la jeune femme, essouflée par sa course, ouvrit la porte.

— Fye ! s’écria le veille homme. Tu es de retour ?

— Tu… Tu avais raison, articula-t-elle avec difficulté. Ils ont envoyé quelqu’un du conseil à mes trousses.


— J’en étais sûr ! Le conseil n’a vraiment aucune pitié !

— Viens ! Il faut qu’on s’en aille !

— Je ne peux pas… Je…

— Je ne partirai pas sans toi, déclara Fye sans lui laisser le temps de terminer sa phrase. Si je suis la seule à pouvoir te voir, alors je ne peux pas te laisser.

— Bien, mais promet-moi de continuer sans moi si je te ralentis.

La jeune femme attrapa Lee par le poignet et s’élança dans la forêt, à l’opposé du village. Bien qu’âgé, l’ébéniste parvenait sans mal à suivre son rythme. Ensemble, ils traversèrent une bonne partie de la forêt, jetant des regards inquiets en arrière. À mesure qu’ils s’éloignaient du village, quelque chose semblait les freiner, comme si une corde invisible se tendait un peu plus à chaque foulée. Lee surtout devenait de plus en plus lent, de plus en plus lourd derrière Fye.

Puis, d’un coup, plus rien. La main de la jeune femme se referma sur du vide. Elle se mit à le chercher du regard, à tourner frénétiquement sur elle-même, à l'appeler. En vain : le vieil homme avait disparu.

En se retournant pour faire marche arrière, elle se cogna contre un arbre. Non, contre quelqu’un.

— Te voilà enfin, dit Gabin, juste en face d’elle.

Malgré la course-poursuite, il ne semblait même pas essoufflé. Fye, quant à elle, sentait sa cage thoracique prête à exploser sous la pression de sa respiration. Elle tenta de reculer mais il la saisit par le bras.

— Tu vas venir avec moi maintenant, ordonna-t-il, et sans faire d’histoires.

— Je… Non… Tu me fais mal !

Sa poigne se resserra.

— Estimes-toi heureuse que le conseil te veuille en un seul morceau. Un monstre comme toi ne mérite pas tant d’égard.

Fye lui décocha une gifle, désespérée. L’espace d’un instant, elle crut que le choc allait le déstabiliser. Puis le visage de l’homme se tordit en un sourire carnassier.

— Si tu insistes.

Panique.
Impact.
Trou noir…

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Chapitre 10

publication le 20/05

 
chapitre 11

publication le 03/06

 chapitre 12

publication le 17/06

chapitre 13

publication le 01/07