De l'autre côté - chapitre 7 à 13

De l'autre côté
Suivez l'histoire de Fye, une jeune menuisière qui découvre une étrange demeure dans la forêt près de son village. Ce mystère semble alerter les villageois mais surtout le conseil municipal auquel appartient le frère de Fye, Viktor.

Des étudiants et doctorants de l'Université Lyon 1 se sont engagés dans un projet d'écriture collective avec la Mission Culture de l'Université. Depuis septembre, ils et elles travaillent à un scénario en commun puis à une écriture de chaque chapitre par équipe de quatre, deux auteurs / autrices et deux relecteurs / relectrices.
Leur bref roman sera publié ici chaque quinzaine, ainsi que directement sur Discord. Rejoignez le serveur pour recevoir directement le chapitre suivant sur votre téléphone, ou bien lisez directement en ligne !

Projet encadré par Justine Vincenti de la Mission Culture de  Lyon 1, avec Angelino Blazère, Florian Caschera, Mariana Costa Magalhaes, Tristan Escure, Mona Foukia, Lucie Fournier et Pierre Manoel.

[ Lire le début : chapitre 1 à 6 ]
 
chapitre 7 : Mémoires d'un condamné

Seul, maussade et amer, le vieux Lee taillait un bâton au fil de ses inspirations. Travailler de ses mains l’aidait à chasser ses tracas. Depuis quelques temps, il avait l’impression que sa vie de simple menuisier dérivait sans cesse vers le cauchemar. Tragédie après tragédie, le malheur semblait ne pas pouvoir se lasser de lui. On lui avait dit qu’il ne s'agissait que de mésaventures malchanceuses, de drames indissociables de l’existence humaine, de chagrins qui peuvent arriver au monde entier… Le vieil artisan était las des mines affligées et compatissantes des villageois, de leurs paroles creuses et futiles. Avec le poids des années et des pertes pesant lourdement sur ses épaules, le sentiment d’injustice n'avait fait que s’accentuer. Son sourire chaleureux s’était effacé au profit d’une expression neutre et froide. Reclus dans sa demeure du grand pin, il s’était plongé corps et âme dans sa passion, avant que la vie ne la lui arrache aussi. De surcroit, des évènements préoccupants s’étaient multipliés, au point qu’il ne parvenait plus à distinguer la réalité. Mais au vu des réactions de certains, Lee avait fini par mesurer combien certains sujets gagnaient à être tus.

Dans l’obscurité de son cachot et en l'absence de ses outils fétiches, Lee peinait à gratter son maigre bout de bois. En tant qu'œuvre finale de son art, sa dernière création se devait d’être splendide ! Surtout si c’était le dernier cadeau qu’il laisserait à sa fille…

Lorsqu’il l’avait dotée de ce prénom, Lee ignorait tout de l’influence involontaire que celui-ci lui porterait. Un prénom empreint de détermination et de rébellion, que Méryda portait fièrement. Certains vouaient des critiques à son éducation, la traitaient de petite impertinente, mais ses parents n’en avaient que faire.

Seulement, aujourd’hui, Lee ne parvenait plus à voir d’un bon œil cette singularité de caractère. Pour cause, elle s’était engouffrée dans une situation des plus désastreuses. Depuis des semaines, elle lui cachait la vérité. Il faut cependant reconnaître qu’il ne lui avait accordé que peu d’attention depuis le décès de son épouse, depuis que leur vie s’était teintée d’amertume, ne trouvant du réconfort plus que dans son attachement au travail du bois.

Mais il y a quelques mois, au cours d’un pénible esclandre, elle lui avait confirmé le pire : Méryda portait l’enfant d’un inconnu. Tout ça le tourmentait. La certitude que les mots échangés venaient de signer la fin d’une belle relation lui tordait l’estomac. Mais elle s’en était allée, et l’avenir de Lee était aussi flou qu’une vitre embuée

Le goutte-à-goutte d’une canalisation le sortit de sa torpeur. Repenser à sa fille l’avait transporté loin de sa cellule. Cantonné comme un criminel, toute notion du temps lui avait échappé ; l’attente d’un verdict avait le don de le rendre fou. Comment en était-il arrivé là

L’écho d’un pas lourd approcha, quand enfin, la porte close depuis ce qui lui semblait être une éternité s'ouvrit. Marcia, son amie de jadis, accompagnée de gardes, pénétra, affichant un air sévère qu'il ne lui connaissait pas.

– Marcia ? Quand allez-vous m’expliquer ce qu’il se passe ?

– Désolé Lee, c’est comme ça, souffla-t-elle simplement.

– Mais qu’est-ce que tu racontes ?!

Sans recevoir de réponse, il fut traîné dans les souterrains lugubres de la mairie avant d’être poussé sans ménagement dans une pièce déroutante, où régnait une atmosphère de fatalité...

C’était la dernière image que l’ébéniste gardait de ce jour. Son esprit avait sans doute effacé les événements pour le préserver. En se réveillant chez lui, au Vieux Pin, il se leva plus tôt que d’habitude avec un besoin impérieux de se remettre au travail.

Chapitre 8 : Le Cycle maudit

Viktor avait senti l'air sortir de ses poumons brutalement tandis que ses pieds quittaient le sol. Les oreilles bourdonnantes, il battait maintenant des jambes dans le vide, agitait ses bras inutilement. Quelque chose le tenait par le col. Quelque chose, ou...

— Lee, arrête ! s'égosilla Fye à ses côtés.

La chose qui le tenait le lâcha et le garçon s'écrasa lourdement au sol. Alors que sa sœur se penchait vers lui pour l'aider, il reprit ses esprits. Une pensée résonna dans sa tête. Fuir.

Sans ajouter un mot, il se releva, attrapa Fye par le bras et se mit à courir vers le village. Terrifié, il ne réalisa qu'une fois arrivé à l'orée de la forêt que sa sœur se débattait sous sa poigne.

— Lâche-moi ! geignit-elle.

Viktor desserra sa main de son bras.

— Tu n'aurais pas dû venir ! lui reprocha Fye. Surtout pour me parler sur ce ton devant mon ami...

— Mais, c'est...

— Non, je me fiche de ce que tu penses. Laisse-moi tranquille !

Furieuse, elle s'enfuit vers le village. Son frère la laissa partir, encore sous le choc des événements surnaturels qui venaient de se dérouler. Il fallait qu'il en parle au conseil.

*

*   *


La mairie était déserte, le bureau de Kathia vide, le placard à pastis dévalisé. Où étaient-ils donc passés ?

Les cherchant, il finit par tomber sur l'escalier menant au sous-sol, qu’il n’avait jamais eu l’occasion d’emprunter. À chaque marche qu'il descendait, maigrement éclairée par une vieille ampoule à halogène, sa détermination se diluait dans une crainte naissante, comme un mauvais pressentiment. Viktor déambula dans les couloirs souterrains, trouvant chaque réserve déserte. Il finit par atterrir dans un étroit passage dont le sol était en terre battue et les murs constitués de vieilles briques dépareillées. De petites pièces s'étendaient le long des murs. Le souffle du jeune homme se fit plus lourd et pesant. Ce lieu... C'était un ancien cachot...

Il entra dans une salle au hasard. L'inscription qui s'étendait d'un bout à l'autre du mur lui glaça le sang. Absolution. Quel lien y avait-il avec la mystérieuse sentence que voulait infliger le conseil à Fye pour sa désobéissance ?

Au centre des lieux, un large bloc de pierre reposait, rodé par le temps et couvert de poussière. En s'approchant, Viktor constata qu'il possédait un couvercle légèrement descellé. Mû par la crainte, il le poussa jusqu'à ce que la lumière y pénètre. Une tête recouverte de bandages et creusée de deux orbites sombres lui fit face. Au sommet du crâne, on avait gravé Absolu. Il recula dans un tressaillement de peur et son dos heurta quelque chose de froid et mou. Se retournant, il découvrit la doyenne, Marcia, debout derrière lui. Sa voix grave emplit ses oreilles avant même qu’il ait songé à crier sa surprise.

— Il y a depuis longtemps des fantômes qui errent dans cette vallée... Et certains villageois ont le don de les voir. Ces personnes ont été vénérées pendant plusieurs siècles tels des êtres possédant des pouvoirs divins. Mais l'un d'entre eux s’est laissé abuser par leurs paroles insidieuses emplies de soif de vengeance. Il commit un massacre sans précédent avant d'être lui-même tué. Les fantômes sont dangereux. Ils sont un mal qu'il nous faut combattre. L'absolution sert à interrompre le phénomène, durant un temps du moins. Mon cher Viktor, je crois qu'il est temps que tu médites sur ton rôle au sein de ce conseil.

Avant qu'il n'ait eu le temps de réagir, Viktor perçut d'autres pas dans les escaliers. Il était fait comme un rat.

Chapitre 9 : Fugitive

Fye remplissait frénétiquement un sac de voyage. Elle avait laissé Viktor à l’orée de la forêt pour se réfugier chez elle, se rappelant la mise en garde du vieux Lee. Elle devait partir ! Elle se repassait en mémoire chacun des mots qu’avait prononcés son frère, cherchant tant bien que mal à assembler les pièces du puzzle. Tout le monde au village semblait convaincu que Lee était mort depuis longtemps. Comment Fye pouvait-elle le voir ? Qu’est-ce que le conseil lui voulait ?

Soudain, elle entendit le bruit sourd de coups à la porte d’entrée. Elle interrompit ses préparatifs, attentive au moindre signe de danger.

— Fye, appela son père d’une autre pièce, est-ce que tu attendais quelqu’un ?

D’autres coups retentirent, plus insistants, suivit d’un appel :

— Ouvrez ! rugit une voix étouffée. Sur ordre du conseil municipal.

Panique. Fye n’avait plus le loisir de réfléchir. Elle jeta son sac sur son épaule, ouvrit la fenêtre et se laissa glisser le long de la gouttière. En arrivant en bas, elle leva la tête, juste le temps d’apercevoir le visage rouge de colère de Gabin, le gros bras de la mairie.

Fye traversa le village en courant le plus rapidement possible jusqu'à la forêt. Zigzagant entre les arbres, elle parcourut en un instant le chemin, qu’elle connaissait maintenant par cœur, vers la maison au pied du grand pin. Sans prendre le temps de toquer, la jeune femme, essouflée par sa course, ouvrit la porte.

— Fye ! s’écria le veille homme. Tu es de retour ?

— Tu… Tu avais raison, articula-t-elle avec difficulté. Ils ont envoyé quelqu’un du conseil à mes trousses.


— J’en étais sûr ! Le conseil n’a vraiment aucune pitié !

— Viens ! Il faut qu’on s’en aille !

— Je ne peux pas… Je…

— Je ne partirai pas sans toi, déclara Fye sans lui laisser le temps de terminer sa phrase. Si je suis la seule à pouvoir te voir, alors je ne peux pas te laisser.

— Bien, mais promet-moi de continuer sans moi si je te ralentis.

La jeune femme attrapa Lee par le poignet et s’élança dans la forêt, à l’opposé du village. Bien qu’âgé, l’ébéniste parvenait sans mal à suivre son rythme. Ensemble, ils traversèrent une bonne partie de la forêt, jetant des regards inquiets en arrière. À mesure qu’ils s’éloignaient du village, quelque chose semblait les freiner, comme si une corde invisible se tendait un peu plus à chaque foulée. Lee surtout devenait de plus en plus lent, de plus en plus lourd derrière Fye.

Puis, d’un coup, plus rien. La main de la jeune femme se referma sur du vide. Elle se mit à le chercher du regard, à tourner frénétiquement sur elle-même, à l'appeler. En vain : le vieil homme avait disparu.

En se retournant pour faire marche arrière, elle se cogna contre un arbre. Non, contre quelqu’un.

— Te voilà enfin, dit Gabin, juste en face d’elle.

Malgré la course-poursuite, il ne semblait même pas essoufflé. Fye, quant à elle, sentait sa cage thoracique prête à exploser sous la pression de sa respiration. Elle tenta de reculer mais il la saisit par le bras.

— Tu vas venir avec moi maintenant, ordonna-t-il, et sans faire d’histoires.

— Je… Non… Tu me fais mal !

Sa poigne se resserra.

— Estimes-toi heureuse que le conseil te veuille en un seul morceau. Un monstre comme toi ne mérite pas tant d’égard.

Fye lui décocha une gifle, désespérée. L’espace d’un instant, elle crut que le choc allait le déstabiliser. Puis le visage de l’homme se tordit en un sourire carnassier.

— Si tu insistes.

Panique.
Impact.
Trou noir…

Chapitre 10 : Là où les yeux ne voient plus

Le bruit aigu résonnait dans l'espace étroit et clos qui composait la cellule de Fye. La forte humidité se condensait au plafond avant de retomber... Quelque part. Elle ne savait où exactement, car elle était plongée dans le noir, depuis... Quand ? Des jours ? Des semaines ? Cette cellule, ce goutte-à-goutte incessant, cette obscurité épaisse et sourde faisaient partie de ce qui composait sa vie depuis qu'elle avait été enfermée là par le conseil.

Des pas. Des pas qui se rapprochaient. Le corps de Fye se raidit. Elle releva la tête, pleine d'un mélange d'espoir et de crainte. Que le conseil lui réservait-il ?

Silence. Les pas s'éloignèrent. Lentement, une faible odeur d'encens se répandit dans les geôles. La fumée pénétra dans ses narines, venant racler contre sa gorge sèche. Fye cacha ses yeux dans ses habits, redoutant ce qui allait suivre. L'odeur s'intensifia tandis que la fumée s'épaississait, comme un démon insidieux qui s'infiltrait en elle.

Les premiers picotements ne tardèrent pas à survenir. Utilisant ses paumes, elle pressa davantage le tissu contre ses paupières. Des larmes de douleur jaillirent sans qu'elle puisse les retenir. Elle résista un moment, mais la sensation de brûlure fut bientôt trop éprouvante. Elle lâcha ses vêtements pour se frotter les yeux, se soulageant temporairement avant qu'une nouvelle vague de démangeaison ne lui fasse pousser un gémissement plaintif. La brûlure était si forte qu'elle aurait donné n'importe quoi pour la faire cesser. Elle aurait été prête à s'arracher les yeux. Mais rien n'y fit. Ses larmes s'écoulaient sans fin. Il fallait attendre. L'encens finissait toujours par se dissiper et la souffrance avec, avant de recommencer plus tard. Elle s'appuya contre l'un des murs en briques et rabattit ses paupières.

Quand elle les rouvrit, un détail attira son attention : une faible lumière. Un soupçon presque indiscernable dans le noir absolu qui l'encerclait. Elle tendit la main dans sa direction. La lueur se rapprocha, grandissant jusqu'à devenir la silhouette d'un homme. Lee ! Le vieil ébéniste était assis en face de Fye, contre le mur opposé du cachot.

— Lee ! Comment m'as-tu retrouvée ?

Silence.

— Lee !

Le vieillard gardait la tête enfouie dans ses bras. Ses mains et ses doigts étaient agités de mouvements parasites, comme si l'absence du bois qu'il aimait tant manipuler durait depuis trop longtemps.

Soudain, il releva la tête, mais son regard ne semblait pas porter sur Fye. Elle eut l'impression d'être transparente. Le vieil homme commença à marmonner. On aurait dit conversait avec quelqu'un d'autre. Il répétait « C'est ta faute, Marcus ! C'est à cause de toi... Si seulement je ne t'avais pas parlé... On ne m'aurait pas enfermé ici, on ne m'aurait pas pris pour un fou ! »

Fye sentit un frisson la parcourir. Cette histoire faisait désagréablement écho à sa propre amitié avec le vieil homme.

— Lee, qu'est-ce que tu racontes ? demanda vainement la jeune fille.

Désolée, Lee, c’est comme ça, souffla une voix lointaine.

Fye reconnut le timbre de Marcia, sans son chevrotement usuel. Elle regarda autour d’elle, sans voir personne. Quand elle se retourna, Lee avait disparu. La jeune fille fut prise d'effroi.

— Qu'est-ce que...

— Fye, du calme. C'est moi.

Viktor. La voix de Viktor, juste derrière la porte de sa cellule.

— Écoute attentivement tout ce que je vais te dire...

 
chapitre 11 : Un pied dans l'obscurité

– Viktor, arrête de te moquer de moi ! s'agaça la jeune fille en réfutant toute l’histoire saugrenue que lui avait racontée son frère. Selon lui, elle serait une espèce d’illuminée extralucide, une médium capable de voir les âmes errantes. Ridicule, complètement ridicule.

– Chuuut ! Moins fort. Si quelqu’un du conseil me trouve, je suis dans une sacrée mouise.

Accablée, Fye se retint de lui rétorquer que, lui ne risquait pas d’être sacrifié pour protéger le village.

– Écoute, je sais que ça te parait dingue, mais ce Lee avec qui tu as sympathisé n’est pas du monde des vivants.

Un froid désagréable lui parcourut l’échine. Un instant, Fye crut discerner une étrange brume révélant un autre côté de la réalité. Puis, lentement, la poussière prit forme et les contours flous d’une silhouette apparurent. Lee était toujours là. Mais à présent que Fye admettait cette vérité, elle ne voyait plus le vieil homme sympathique qu’elle avait tant apprécié côtoyer. Elle voyait un mort.

– V-Viktor… qu’ est ce qu’il m’arrive ? trembla-t-elle, au bord des larmes.

– Du calme, je vais te sortir d’ici, la rassura son frère en fouillant ses poches. Le tintement d’un trousseau de clés puis le cliquetis de la serrure ramenèrent Fye à la réalité.

– M-merci, balbutia-t-elle.

À peine la porte s’ouvrit, que Lee disparut.

*
*   *


Plusieurs bifurcations les avaient séparés de lui. Alors que Fye persistait pour le retrouver, Viktor s’impatientait de pis en pis. C’était la troisième porte close qui leur barrait la route.

– Lee est à l’intérieur.

– Tu vois bien que c’est fermé. On n’ira pas là-dedans, Fye.

– Mais il a besoin d’’aide. Aide-moi à ouvrir !

Viktor la jaugea, très perplexe. Bien que désireux de fuir les sous-sols, la ténacité de sa sœur le préoccupait sérieusement. Conscient de son impuissance face aux circonstances, il concéda à coopérer et enfonça l’entrée.

La lourde porte centenaire céda devant leur entêtement, et apparut alors une portion de pièce enveloppée d’obscurité. D’emblée, elle fut noyée dans un brouhaha de chuchotis, prononcés à tout-va par un flot d’âmes qu’elle ne parvenait pas à discerner. Telle une agoraphobe noyée dans une foule, l'oppression prit Fye aux tripes.

– Ciel, Fye… C’est la salle des absolutions, je la reconnais, s'effraya Viktor.

Cette appellation résonna dans l’esprit de Fye. La salle ornée de gravures funestes s’avérait honteusement gardée sous clé depuis des décennies.

– Méryda est ici ! déclara Lee en explorant frénétiquement les recoins de la pièce.

Peu après, trois individus pénétrèrent alors par une seconde porte et braquèrent un regard scandalisé sur les deux jeunes gens. Visiblement pris au dépourvu, l’éventualité de cette visite fortuite ne les avait point effleurés.

– Qu’est-ce que vous fichez ici ? cracha l’un d’eux.

– On cherche Méryda, se justifia Fye, peu assurée.

Le fantôme continua d’appeler Méryda de toute part, comme s’il s’était démultiplié. Fye se tint le crâne, submergée par le vacarme devenu insoutenable.

– Arrête Lee, pitié ! l’implora-t-elle.

Elle ne remarqua pas la personne qui avançait vers elle.

– Lee ? questionna la nouvelle venue. Tu as parlé de Lee ?

Le temps d’un soupir.

– Pourquoi tu me cherches, gamine ? continua-t-elle.

Demi-soupir.

La mention de ce nom interpella le spectre, et la température chuta. Que cette femme puisse répondre au nom de la jeune Méryda l’ébranla profondément, révélant la réalité du temps qui s’était écoulé.

Tous étaient devenus spectateurs de cet étrange chapitre de leur vie. Seule Fye rompit finalement le silence pour déclarer :

– Il dit que vous êtes sa fille.

 NEW   chapitre 12 : Briser le cycle ?

La fille de Lee, maintenant âgée d’une soixantaine d'années, s’avança vers Fye, confuse.

– Mon père est ici ?

Elle regarda autour d’elle, tentant de comprendre, puis se tourna finalement vers Marcia.

– Quand mon père m’a demandé de revenir au village car il pensait pouvoir entrer en contact avec ma défunte mère, je ne l’ai pas cru. Vous m’aviez dit que vous aviez une solution. Vous vous êtes servis de moi pour le piéger ! Je vous ai fait confiance, je n’ai rien dit à personne. Je n'ai même pas essayé de le revoir…

–  Nous n’avions pas le choix ! déclara fermement Marcia. Si on avait laissé Lee tranquille, il aurait fini par voir d’autres fantômes plus anciens, plus dangereux.

– Les fantômes de ceux qui ont été absous par vos prédécesseurs ? C’est ça votre solution : tuer des gens, encore et encore ?

– L’Absolution est une solution temporaire et imparfaite mais c’est tout ce que le conseil peut faire, depuis des générations.

À ces mots, Lee explosa de rage. Personne à part Fye ne pouvait le voir, mais ils furent tous surpris d’entendre sa voix résonner entre les murs de la pièce souterraine.

–  Marcia, regarde ce que vous m’avez fait ! C’est cette Absolution qui est responsable de tout ça. Tu vois bien que les fantômes sont des personnes qui ont subi ce rituel maudit ! Et quel était mon crime ? Qu’est-ce que Fye a fait pour mériter le même sort ?

Marcia, sur la défensive, cherchait du regard un interlocuteur invisible.

– Vous croyez peut-être que ça m’enchante ? J’ai lu dans nos archives ce qui arrive lorsqu’on laisse les spectres prendre le dessus. L’histoire de notre village est pleine de tragédies qu’on aurait pu éviter.

Fye prit enfin la parole d’une voix chancelante :

– Alors, laissez-moi partir.

Malgré toute l’attention braquée sur elle, elle poursuivit, mal à l’aise :

– Les fantômes absous ne peuvent pas s’éloigner du village, n’est-ce pas ? Quand on a tenté de fuir, Lee perdait en consistance à chaque pas. Mais moi, je pourrais partir. Vous n'aurez plus à vous inquiéter de moi.

– Et si quelqu’un d’autre commence à voir des fantômes ? s'insurgea Gabin, resté derrière Marcia jusque-là. Et si ce satané spectre décidait de faire des siennes ?

– Je vous promets de ne plus parler à personne dans le village ! s’écria Lee, soudainement nerveux.

– Parce que tu crois qu’on va te faire confiance ? Dès que la gamine sera hors de portée, le fantôme nous filera entre les doigts sans même qu’on s’en rende compte.

Viktor l'interrompit :

– Pas si on le met au travail.

Cette fois c’est vers le jeune homme que tous se tournèrent.

Viktor exposa l’idée qui venait de germer dans son esprit pour surveiller un fantôme sans le voir. Après tout, le jeune homme avait bien senti la poigne de Lee lors de leur altercation. Le fantôme était donc capable de manipuler des objets, comme du bois pas exemple. Si on lui donnait des outils et du matériel, il pourrait passer son temps à travailler dans le sous-sol de la mairie. Ainsi, même sans être capable de le voir, le conseil pourrait garder un œil sur lui.

La doyenne resta muette. Tous semblaient attendre son verdict quand Méryda rompit finalement le silence.

– Papa, je suis désolée. Ce qui t’es arrivé, ce qu’on t’a fait subir… Je pensais que c’était un mal nécessaire. Je voulais croire qu’on n’avait pas le choix. Mais c’est de ma faute si on en est tous là, à répéter les mêmes erreurs.

Elle se tourna vers la doyenne avec un regard lourd.

– Marcia, ils ont raison. Il faut rompre le cycle !

– Mais… commença Gabin.

– L’Absolution ne fait que différer le problème, intervint Viktor. avec cette solution, on a une chance de se débarrasser des fantômes pour de bon.

– Une chance de briser la malédiction… ajouta Fye.

Silence.

– Soit, déclara enfin la doyenne. Fye, tu vas partir mais nous garderons un œil sur toi. Lee, tu resteras ici sous notre surveillance. Au moindre accroc, vous savez ce qui vous attend.

La doyenne se tourna ensuite vers Méryda.

– Ton père était anéanti après le décès de ta mère. Ton départ… Je ne peux pas te le reprocher, moi-même je ne savais pas quoi faire. Quand il a été question de fantôme, nous avons tout de suite pris peur car nous savions à quel point il était instable. A l’époque, l’Absolution était le seul moyen pour nous d’intervenir, mais je vois aujourd’hui que nous avions peut être tort...

Le silence retomba enfin dans la pièce souterraine. Abasourdie, Fye se jeta dans les bras de Viktor. Après tout ce qu’elle avait vécu, venait-il de lui offrir un nouveau départ ?

chapitre 13 : épilogue, Nouveau Départ

La récente averse avait détrempé les pavés à présent exposés aux rayons du soleil. Gare de Montpellier. La grande horloge murale affichait 12 h 21, Viktor devait d’ores et déjà être arrivé. C’est au cours de cette journée de mai d’apparence banale que Fye avait convié son frère à la rejoindre dans sa nouvelle ville de résidence. La jeune fille avait opté pour une ville du sud de la France, non pas mue par une passion pour les plages, mais parce qu’on lui offrait l’opportunité d’étudier les métiers de l’art et de l’ameublement.

Il fallait admettre que la résolution du conseil s’était révélée impérative. Au sous-sol de la Mairie, ce jour-là, avait donné lieu à une suite de décisions, séance tenante. C’est aussi ainsi qu’une prise de conscience était née dans l’esprit de Fye, quant-à la vie qu’elle souhaitait mener, à l’opportunité de gagner une indépendance qu’elle avait adulée depuis si longtemps.

Oh ! comme cela n’avait pas été évident d’apprendre à vivre ici ! Loin des prairies, des bois, de ses repères qui avaient constitué un cocon solide depuis sa naissance. Les premiers temps dans son nouvel établissement étaient à présent derrière elle, et voilà que six mois plus tard, de nouveau, elle se surprenait à apprécier de simples choses comme la chaleur de l’été imminent, et le bruit mécanique d’un train qui entre en gare.

12 h 27, l’heure à laquelle le TER en provenance de Gap, sa ville natale, s'inséra dans la voie indiquée - en retard. Un essaim épars de voyageurs se déversa sur le quai. Parmi eux, un jeune homme familier, dans sa gabardine distinguée un peu décalée pour son âge, lui rendit son sourire. 

Il se faufila entre les divers vacanciers venus profiter du long week-end pour se prélasser sur la plage. Une fois devant elle, son frère lui fit un signe de tête ferme mais enthousiaste avant de déclarer :

– Salut Fye. Alors, que me vaut cette invitation ?

– Eh bien, je voulais te voir.

– J’en suis ravi, tu m’as manqué petite soeur, lui répondit-il accompagné d’une étreinte.

– Comment vas Lee ? Il m'apparaît parfois en rêves mais je n’arrive jamais à savoir si c’est vraiment lui.

– Lee se porte bien, sa fille lui rend visite régulièrement. Ils ont trouvé une façon de communiquer et essaient de récupérer le temps perdu. Je pourrai lui parler de tes rêves.

– Laisse savoir qu’il va bien me suffit. Comment se tient la quincaillerie ? lui demanda Fye.

– Beaucoup moins bien depuis ton départ, rit-il doucement. Tu étais leur meilleure employée et cliente. Moku me demande souvent de tes nouvelles.Ton départ a mis plus de bazar que prévu.

– Et toi alors ? demanda son frère.

– J’adore ma vie ici, confia-t-elle. J’apprends énormément, j’ai trouvé une alternance pour l’année prochaine. Je me suis fait de nouveaux amis qui me comprennent. Ça va même au-delà…

Le moment était venu de lui révéler ce pourquoi elle l’avait vraiment appelé. Mais le stress montait en elle. Comment réagirait-il ? Quelles conséquences pour son pacte avec le conseil ? Pour se redonner confiance, la jeune fille se remémora les risques qu’il avait pris pour elle. Leur relation s'était nettement améliorée, Fye lui faisait à présent confiance :

– Viktor, je dois t’annoncer quelque chose…

Elle prit son courage à deux mains et lança d’une traite :

– J’ai rencontré d'autres personnes capables de voir des fantômes.

L'ahurissement le pétrifia. Plusieurs secondes passèrent avant que les implications réelles de cette confidence ne lui apparaissent. Il y en avait donc d’autres.